Malgré l’existence d’un grand nombre de prix littéraires en France j’attends impatiemment, d’année en année, l’annonce du lauréat du prix Goncourt. D’abord celui-là, ensuite les autres, et je pense ne pas être la seule à le faire. Dans notre atelier de lecture au sein du Cercle franco-finlandais de Helsinki, la première lecture de l’année en janvier est toujours l’ouvrage primé de l’année passée. Ainsi nous les connaissons bien depuis une petite dizaine d’années, chacune de nous découvrant souvent de nouveaux auteurs pour discuter ensemble préférences, indifférences ou même aversions. Personnellement je trouve qu’ils sont tous intéressants et surtout qu’ils se suivent et ne se ressemblent pas.
Chaque ouvrage propose un voyage, certains nous emmènent tout près, derrière les coulisses de nos voisins, d’autres visent plus loin – entre réalité et fiction, entre réel et science-fiction nous avons l’embarras du choix.
Chanson douce de Leïla Slimani (2016), nous entraine dans les affres de l’horreur. Un beau livre basé sur un fait divers paru dans un journal américain, un sujet forcément un peu tapageur qui fait remuer les sentiments : histoire d’une nounou qui finit par tuer les enfants dont elle s’occupe. Une histoire solide, mais ce genre de littérature – des faits réels racontés sous une forme romancée – n’est pas vraiment ma tasse de thé.
L’ordre du jour d’Eric Vuillard qui lui succède l’année d’après présente un tout autre aspect du champ littéraire. Il évoque quelques évènements qui précèdent la seconde guerre mondiale, s’y attarde en faisant des arrêts sur image, comme au cinéma, et nous offre d’intéressantes réflexions autant sur le rôle des grands industriels allemands que sur quelques hasards et accidents à l’aube de la guerre. Un point de vue à la fois littéraire et cinématographique sur l’histoire.
Pas étonnant : Eric Vuillard est aussi réalisateur de cinéma.
Puis, se suivent Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu et Tous les hommes d’habitent pas le monde de la même faҫon de Jean-Paul Dubois – des histoires singulières et intrigantes tintées d’une certaine violence humaine, des évènements qui pourraient se passer près de chez nous. Quant à L’Anomalie de Hervé le Tellier, il nous transporte dans l’univers de la science-fiction. Ce dernier a battu tous les records de vente et s’est vendu jusqu’à 500 000 exemplaires.
Et puis voilà l’année 2021 et le jeune Sénégalais Mohamed MBougar Sarr avec son énigmatique La plus secrète mémoire des hommes (fâcheusement traduit en finnois par Miesten syvimmät salaisuudet – au lieu de Ihmisten). Il nous emmène hors de la réalité, pas forcément loin mais pas non plus forcément accessible à tout le monde, dans le pays de la littérature qui, selon l’auteur, est un pays d’une grande liberté. Son livre possède cette magie qui réussit à nous entrainer dans une sorte de rêve pour nous dévoiler une certaine vérité invisible à nos yeux en éveil lorsque nous sommes pris dans la réalité du quotidien.
À la première page du livre l’auteur cite un de mes écrivains préférés dont il emprunte d’ailleurs le titre de son ouvrage. Il s’agit du chilien errant, le révolté universel qui, en quelques phrases, entraine son lecteur dans le pays de l’écriture : Roberto Bolaño (1953–2003), malheureusement précocement décédé à l’âge de 50 ans. Je ne résiste pas à la tentation de le citer en parlant de l’écriture : « Qu’est-ce qu’une écriture de qualité ? Savoir s’immerger dans la noirceur, savoir sauter dans le vide et comprendre que la littérature constitue un appel fondamentalement dangereux ». Il n‘est pas loin de Marguerite Duras qui a dit : « Écrire c’est intenable, ҫa fait mal ».
Voici pour le passé récent. Faisons marche-arrière et jetons un coup d’œil sur les origines de ce prix Goncourt.
Fondé par les frères Goncourt et destiné à primer « le meilleur ouvrage d’imagination en prose », le prix Goncourt a été décerné pour la première fois le 21 décembre 1903. Dû à des problèmes d’inflation, notamment à la suite de la première guerre mondiale, la somme accordée au récipiendaire est aujourd’hui de 10 euros symboliques – somme cependant gracieusement compensée par la notoriété du prix qui garantit à l’ouvrage primé une vente hors norme.
Entouré par bien d’autres prix littéraires, le Goncourt bénéficie d’une aura particulière. Le jury se réunit chaque mardi du mois depuis les années 1920 dans le salon Goncourt du restaurant Drouant dans le 2ème arrondissement de Paris où le prix est décerné au début du mois de novembre de chaque année. Il est caractérisé par un certain nombre de règles. Il ne peut être accordé qu’une seule fois à un même auteur. On trouvera toutefois une exception en la personne énigmatique de Romain Gary qui, ayant emporté le prix en 1956 avec son roman Les Racines du ciel, l’a gagné de nouveau en 1975 avec l’admirable La Vie devant soi sous le pseudonyme d’Emile Ajar. Le choix se fait par vote qui peut être réaliser jusqu’à quatorze tours à l’issue duquel, en cas d’égalité, la voix du président du jury compte double. C’est ce qui s’est passé l’année dernière entre Le mage de Kremlin de Giuliano da Empoli et Vivre vite de Brigitte Giraud, la dernière l’ayant remporté grâce à la voix du président.
Ce prix littéraire « au-dessus » des autres n’est cependant pas à l’abri de quelques « ratés » et de certains « boudés », ce qui a fait dire au magazine Lire que « Le prix Goncourt couronne rarement le meilleur roman de l’année ». On pourrait également accuser le Goncourt de misogynie car sur les 112 lauréats répertoriés jusqu’en 2015, on trouve 101 hommes. Il aura fallu attendre jusqu’en 1944 pour trouver une femme au palmarès, c’est Elsa Triolet, romancière et résistante, avec son ouvrage Le Premier accroc coûte deux cents francs (code pendant la résistance pour signifier le débarquement en Provence).
Récemment deux titres ont été écartés de la sélection parce que jugés représenter davantage un courant « témoignages » au lieu d’être cet « ouvrage d’imagination en prose ». C’est le cas de Yoga d’Emmanuel Carrère en 2020 et de Lambeau de Philippe Lanҫon en 2018 – tous deux néanmoins appréciés par la critique et par les lecteurs. Ces derniers temps, la frontière entre les notions de fiction et de témoignage se dessine de moins en moins nettement et fait couler beaucoup d’encre.
Le jury est passé à côté de Guillaume Apollinaire et de Colette, et surtout à côté de Marcel Proust ! Ou encore, qui se souvient du lauréat de 1932 Les Loups de Guy Mazeline qui a emporté le prix par 6 voix contre 4 obtenues par Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ?
Quelques grands noms comme André Gide, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Albert Cohen, Claude Simon, Marguerite Yourcenar, Franҫoise Sagan, Jean-Marie Gustave Le Clézio ou Annie Ernaux ont manifestement été boudés (ou oubliés) par le Goncourt alors que certains d’entre eux : Sartre, Simon, le Clézio ou Ernaux se sont bien rattrapés en obtenant le prix Nobel de la littérature !
Le 7 novembre 2023, le prix Goncourt a été décerné à Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea dont c’est le troisième roman. Quelques 600 pages… Bonne lecture !
L’Académie Goncourt se compose désormais de Didier Decoin (président), Christine Angot, Pierre Assouline, Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner, Françoise Chandernagor, Philippe Claudel, Paule Constant, Camille Laurens et Eric-Emmanuel Schmitt.
J’ai évidemment mes préférés parmi les gagnants. Les voici : La Dentellière de Pascal Lainé (1974), Rue des Boutiques obscures de Patrick Modiano (1978), L’Amant de Marguerite Duras (1984), Syngué Sabour d’Atiq Rahimi (2008), Au revoir là-haut de Pierre Lemaître (2013) et La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed MBougar Sarr (2021)… et j’en oublie.
Voilà, à présent, vous savez tout sur mes goûts littéraires.
Bonne lecture !
Kristina Haataja, écrivaine et traductrice littéraire, membre du conseil du CFF de Helsinki
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Le blog du CFF de Helsinki est rédigé par Sini Sovijärvi