Murs moyenâgeux de la ville de Luxembourg. Photo : Wikimedia Commons.

La Francophonie au service d’une francophonie plurielle

Au sens linguistique du terme, la « francophonie » désigne l’ensemble des personnes qui partagent une langue commune, le français. Elle est la 5ème langue la plus parlée au monde et demeure l’une des plus influentes. Réparti sur cinq continents, l’espace linguistique francophone englobe des réalités différentes. Il est à souligner l’incroyable diversité inhérente à la communauté francophone qui non seulement rassemble des peuples de religions, d’ethnies et de cultures différentes mais aussi se compose très majoritairement de personnes bilingues ou multilingues.

Cette langue mondiale est considérée par certains comme une « langue d’ouverture internationale »[1]. Au cours des années 60, des personnalités du monde culturel et politique, parmi lesquelles le poète Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal, se prononcent en faveur de l’institutionnalisation de la francophonie. Senghor s’était ainsi exprimé : « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française »[2]. La francophonie devient ainsi une organisation vouée à promouvoir le maintien du prestige international de la langue française, tout en assurant la « solidarité, le développement et le rapprochement des peuples »[3]. Construite sur cette base plurielle, la Francophonie, dotée d’une majuscule, réunit aujourd’hui 88 États et gouvernements qui ont en commun l’usage du français. De cette coopération est née l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).

Le Palais grand-ducal. Luxembourg. Photo : Wikimedia Commons.

Le Luxembourg, un pays multilingue et partiellement francophone

Parmi les membres fondateurs de l’OIF, rares sont les pays où, comme le Luxembourg, le français partage son statut de langue officielle avec deux autres langues – l’allemand et le luxembourgeois – dans un contexte multilingue. Avec une population estimée à 630 000 d’habitants (2021) et situé au cœur de l’Europe entre trois pays ayant considérablement influencé son histoire, le Grand-Duché est, après Malte, le plus petit des États membres de l’Union européenne. La situation linguistique particulière du Luxembourg est un reflet d’une société plurielle où la population utilise simultanément plusieurs langues dans différents domaines. En effet, près de la moitié de sa population est composée de non-Luxembourgeois : les résidents étrangers sont majoritairement des ressortissants des Etats membres de l’Union européenne, et les Français occupent, après les Portugais, la deuxième place au classement des principales communautés étrangères présentes[4]. Bien qu’il ne soit pas la langue maternelle de tous les citoyens, le français, grâce à son statut officiel, y occupe une position stratégique privilégiée.

Pour comprendre la place qu’occupe le français dans la société luxembourgeoise où une langue unique n’a jamais su s’imposer, il est indispensable de revenir sur l’histoire qui porte les origines de ce plurilinguisme actuel. Historiquement marqué par de perpétuelles modifications du tissu économique et social, le Luxembourg connait de nombreux aménagements linguistiques : avant son indépendance, le Luxembourg a vécu sous différentes souverainetés.

Place Clairefontaine, Luxembourg. Statue de la grande-duchesse Charlotte (1896-1985), symbole de l’indépendence du Luxembourg. Photo : Wikimedia Commons.

Évolution de la langue française dans un espace d’abord bilingue, puis trilingue et enfin multilingue

Les origines de ce multilinguisme remontent au Moyen Âge et à la coexistence des univers romans et germaniques. Le territoire comprend à l’ouest une région francophone, où l’on parle le wallon, et à l’est une région germanophone, où l’on parle des dialectes franciques mosellans, dont le luxembourgeois. Après la Révolution, la France occupe le territoire en créant le département des Forêts et impose sa langue dans la vie publique. Le Premier Empire introduit le Code Napoléon en 1804 et le français devient la langue de la législation alors que les habitants parlent le luxembourgeois dans la vie quotidienne. Aujourd’hui encore, seule la “langue française fait foi” dans l’administration publique.

Pfaffenthal, Luxembourg. Photo : Wikimedia Commons.

Après la défaite de Napoléon en 1815, le congrès de Vienne réagence l’Europe et crée le Grand-Duché de Luxembourg en l’intégrant à la Confédération germanique. Le traité de Londres démembre le Grand-Duché en 1839 : le nouveau territoire, désormais indépendant, se situe intégralement dans la région germanophone. Néanmoins, les notables souhaitent conserver l’usage du français dans le domaine administratif, politique et législatif, et parviendront à introduire l’enseignement obligatoire du français, au même titre que l’allemand, à l’école primaire en 1843. Le luxembourgeois (Lëtzebuergesch), la langue maternelle des Luxembourgeois, ne le sera qu’à partir de 1912. Enfin, le luxembourgeois devient, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’expression de la résistance collective et de la cohésion nationale face à l’envahisseur allemand.

À sa création, l’État luxembourgeois revendiquait un bilinguisme franco-allemand. Pourtant, après la libération du pays en 1944, le recours au français à l’écrit et l’usage du luxembourgeois à l’oral deviennent des marqueurs de l’identité nationale. Il faut attendre la loi de 1984 sur le régime des langues qui établit le luxembourgeois pour la première fois non seulement comme « langue nationale » mais aussi langue administrative et judiciaire avec le français et l’allemand. Quant à la langue de Molière, son usage s’est considérablement démocratisé depuis l’indépendance du pays, notamment grâce à l’arrivée des travailleurs immigrés issus de pays latins ayant plus de facilités d’adopter le français, tandis que l’utilisation de l’allemand a considérablement reculé.

Chambre des députés. Luxembourg. Photo : Wikimedia Commons.

La participation active du Luxembourg à la construction européenne et l’adhésion à la CEE marque le début d’une expansion économique. L’accueil au fil des années d’importantes institutions communautaires et l’installation des banques internationales augmentent l’attractivité du pays et le nombre d’expatriés. Ce dynamisme économique attire notamment des travailleurs frontaliers francophones. Les origines linguistiques des étrangers se sont diversifiées : l’anglais devient ainsi une langue véhiculaire à l’importante communauté internationale et gagne du terrain avec l’italien et le portugais.

La communauté francophone aujourd’hui : reflet d’une mosaïque linguistique en constant renouvellement

Dans ce puzzle linguistique, la place qu’occupe la langue française dans la société luxembourgeoise est donc ambivalente et évolue au gré des changements sociales, politiques, économiques et culturelles. Aujourd’hui, le français est la langue administrative – avec l’allemand et le luxembourgeois – ainsi que la langue de communication principale. Les actes législatifs sont rédigés en français, tandis que les élus peuvent s’exprimer en français dans la Chambre des députés même si l’usage du luxembourgeois est plus courant. L’apprentissage du français est intégré au programme scolaire dès l’âge de 7 ans dans un contexte plurilingue et sa place a progressé notamment dans le secteur des médias.

Or, s’il est vrai que le français est majoritairement présent dans le système scolaire avec l’allemand et qu’on n’y enseigne pas l’écriture du luxembourgeois, les Luxembourgeois utilisent principalement leur langue nationale lorsqu’ils communiquent entre eux à l’oral.  Marqués par le souvenir des difficultés rencontrées avec l’apprentissage du français à l’école, les Luxembourgeois peuvent avoir une certaine réticence à s’exprimer dans la langue de Molière. En 2019, le ministère de l’éducation était « en train de réformer la manière et la méthode avec laquelle les citoyens apprennent le français dès le plus jeune âge »[5]. Cette stratégie permettrait d’équilibrer notamment les inégalités sociales basées sur la langue maternelle puisque le français est au Luxembourg « la langue de la survie économique »[6]. De plus, la forte immigration des trente dernières années a largement bousculé le panorama linguistique du Luxembourg et a complexifié la gestion du plurilinguisme dans le système scolaire. La promotion de la langue nationale, devenue un vecteur d’intégration, est également une priorité du gouvernement qui se montre pourtant prudent quant à l’alphabétisation en luxembourgeois à l’école. Selon Claude Meisch, ministre de l’éducation nationale, de l’enfance et de la jeunesse et ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, « la promotion de la langue luxembourgeoise n’est pas en contradiction avec la promotion du multilinguisme »[7].

Vue sur la ville de Luxembourg. Photo : Wikimedia Commons.

Terre de rencontre entre différentes cultures, le Luxembourg attache une grande importance à son trilinguisme institutionnel. En 2019, Xavier Bettel, le Premier ministre du Luxembourg, a déclaré à l’occasion de la Journée internationale de la francophonie : « Aux côtés du luxembourgeois, de l’allemand, du portugais, de l’anglais, et de bien d’autres langues encore, le français au Luxembourg contribue à véhiculer l’image d’une nation plurilingue dont nous sommes particulièrement fiers. Une nation qui s’ouvre aux autres, accepte la diversité et prône la tolérance ». Si la francophonie doit se développer dans un contexte de mondialisation et de multilinguisme, c’est dans cette diversité culturelle et de cohabitation linguistique qu’elle a su garder sa force.

Née d’un père argentin et d’une mère finlandaise à Paris et ayant grandi au Luxembourg, j’ai toujours été entourée par la langue française dans un environnement plurilingue et j’observe depuis mon enfance la place qu’occupe la francophonie au Grand-Duché. J’étais scolarisée dans la section finlandaise de l’École européenne où l’enseignement était d’abord majoritairement dispensé en finnois, le français le remplaçant progressivement dans de nombreuses matières dans les dernières années de l’école secondaire. Le français employé à l’École européenne était presque identique à celui de l’Hexagone, alors que celui dans la vie quotidienne, ou de la rue, présentaient des signes d’une variante régionale.

Étant enfant d’un immigré sud-américain aux origines franco-argentines et d’une expatriée nordique, et de nationalité française, je fais partie d’une francophonie plurielle et multiculturelle. Cette francophonie aux accents divers et sous différentes variétés est l’un des marqueurs de la diversité culturelle du Luxembourg. De fait, dans cet espace plurilingue, il n’était pas rare d’avoir plus d’une langue maternelle et de se servir régulièrement de plusieurs langues par jour, le français occupant une place centrale dans la création des liens entre les différentes cultures. À cet égard, le Luxembourg est un pays dans lequel la francophonie a bénéficié du multilinguisme. Cette diversité spécifique constitue la richesse de la francophonie.

Auteure du texte : Julia Despouy, Française-Finlandaise-Argentine, Master en Communication Interculturelle et Traduction de l’ISIT à Paris

 

Sources :

[1] Roger Pilhion, secrétaire général de la Mlf « La francophonie, un espace contrasté don’t l’Afrique devient le centre de gravité » https://www.mlfmonde.org/tribunes/la-langue-francaise-dans-le-monde/

[2] « De la naissance de la coopération francophone jusqu’à aujourd’hui » https://www.francophonie.org/de-la-naissance-de-la-cooperation-francophone-jusqua-aujourdhui-914

[3] Ibid

[4] Service information et presse du gouvernement luxembourgeois « Tout savoir sur le Grand-Duché de Luxembourg » 2013, p. 18

[5] Entretien avec M. Claude Meisch par Philippe DESCAMPS & Xavier MONTHÉARD, « Le luxembourgeois doit jouer le rôle de langue d’intégration » dans Le Monde diplomatique, 25 septembre 2019

[6] Ibid

[7] Ibid